Anticiper pour préparer l’avenir dans un contexte de transformation numérique.

Introduction :

Cet article est une façon de partager quelques idées personnelles sur le sujet dans un contexte où la société est chahutée par une fracture importante qui se manifeste en particulier par une incapacité des uns et des autres à pouvoir se comprendre. Le mouvement « gilets jaunes » en est une belle illustration. Même si en apparence il ne semble pas évident de faire le lien entre ce mouvement et le numérique, je pense au contraire que l’absence de ce lien rendrait inopérante toute avancée dans le recherche de cohésion de la nation. En effet, ne pas prendre en compte l’impact du digital sur la transformation en profondeur de la société reviendrait à se contenter de se projeter avec des éléments de réponses déconnectés de la réalité de terrain et rendant toute amorce de solutions décalée, inadaptée et inopérante. Autrement dit, cela reviendrait à proposer des solutions pour une situation déjà dépassée sans avoir l’intelligence d’anticiper sur ce qui nous arrive aujourd’hui et qui nous invite à nous projeter dans ce que sera la société demain. Cette erreur serait d’autant plus paradoxale que si le mouvement des « Gilets Jaunes » a pris une telle ampleur, c’est en partie en raison de l’utilisation des réseaux sociaux, c’est à dire du numérique. Pour étayer cette hypothèse de travail, je vous propose quelques pistes de réflexions personnelles, étayées à partir d’exemples concrets que j’ai accompagnés de quelques questions de fonds qu’il faudrait prendre en compte.

Très concrètement, la presse a publié hier la lettre que le Président de la république a adressée aux Français pour amorcer le lancement du « grand débat national » destiné à permettre aux citoyens de s’exprimer et de transmettre leur vision, leurs questions et propositions pour sortir du conflit qui dure maintenant depuis plusieurs semaines. Cette longue lettre ne fait pratiquement pas allusion à la transformation digitale de notre quotidien, on constate par exemple que le mot « numérique » n’apparaît qu’une seule fois dans la lettre et ceci dans la phrase « … Je pense toujours que nous devons rebâtir une souveraineté industrielle, numérique et agricole et pour cela investir dans les savoirs et la recherche…. » ; le mot « digital » est totalement absent du texte. Le mot « internet » est bien présent une fois dans le texte, il apparaît dans la phrase « … Nous allons désormais entrer dans une phase plus ample et vous pourrez participer à des débats près de chez vous ou vous exprimer sur internet pour faire valoir vos propositions et vos idées… » ; mais celle-ci n’aborde absolument pas le fond du sujet, elle se limite à préciser une modalité parmi d’autres pour participer à la concertation.

En quoi cette absence est-elle problématique ?

Elle est problématique dans la mesure où elle peut fausser totalement le cadre de réflexion qui pourrait se cantonner dans une approche inspirée de la société d’hier et omettant d’intégrer les éléments de transformation qui doivent préparer les citoyens à se positionner dans la société digitalisée. Cela a de fortes chances d’aboutir à des propositions inappropriées, inefficaces voire dangereuses dans la mesure où, au lieu de traiter un problème, elles risquent de l’amplifier et d’en créer de nouveaux.

Pourquoi le numérique doit-il impacter la réflexion lors de ce grand débat ?

Si on observe les prémices de ce qui nous attend, des changements brutaux sont déjà présents et d’autres sont prévisibles à court terme. L’arrivée des applications de l’IA1 a commencé à modifier le travail et il faut s’attendre à ce que cela s’amplifie rapidement avec un impact fort sur le monde de l’emploi. En effet, ces technologies nouvelles ont deux impacts forts à prendre en compte :

  1. celui de faire exécuter un travail humain par la machine avec en résultat des pertes d’emplois certaines au moins au niveau local. Ce phénomène est déjà connu pour avoir été vécu avec l’automatisation en particulier dans l’industrie, il atteint aujourd’hui des secteurs qui jusque là, pouvaient encore se sentir épargnés.
  2. Celui de modifier la nature même du travail confié à l’humain. Dans ce domaine, c’est la relation homme/machine qu’il faut interroger aujourd’hui pour penser à la fois la répartition et la nature de l’activité humaine.

Quelques exemples emblématiques :

On pourrait penser que ce sujet relève encore de l’utopie et qu’on n’en est pas encore là ; hélas, ce serait se tromper, car nous vivons déjà certaines de ces transformations et sommes à la porte de la mise en œuvre des autres.

Exemple 1 : observons ce qui se passe du côté de la société Amazon :

Exemple 2 : bientôt des taxis autonomes.

Les prototypes comme celui signé « Uber » sont déjà opérationnels, alors qu’on assiste aujourd’hui aux manifestations chauffeurs de VTC qui se plaignent de leur conditions de travail et de rémunération sans penser sans doute que c’est l’existence même de leur métier qui est remise en question à terme.

Exemple 3 : dans le domaine de la livraison à domicile.

Plusieurs solutions émergent comme cette navette autonome de la société Continental qui transporte ses propres robots de livraison.

Exemple 4 : dans le domaine du maraîchage.

Ce domaine gourmand en main d’œuvre n’échappe pas à la règle, qui plus est, non seulement le robot permet de faire des économies à ce niveau, mais il est aussi à même de proposer des avancées écologiques comme une meilleure gestion de la quantité d’eau nécessaire, le désherbage mécanique à la place des herbicides… à petite échelle l’exemple du Farmbot et à plus grande échelle l’exemple des solutions de robots déjà proposées par la société Naïo.

Exemple 5 : dans la construction et le bâtiment.

On pourrait penser que certains secteurs puissent être épargnés, mais la réalité nous fait prendre conscience qu’il n’est est rien, le bâtiment fait partie des secteurs particuliers, tant du point de vue de la taille des ouvrages réalisés que de la variété des matériaux utilisés ou encore de la diversité et de l’hétérogénéité des supports pour la construction, mais cela n’empêche pas le passage à l’automatisation avec par exemple l’arrivée d’imprimantes 3D géantes.

Exemple 6 : dans les services.

Sans vouloir développer les diverses applications ici, je vous propose de vous replonger dans votre vie quotidienne en vous remettant en mémoire toutes les fois où vous avez appelé un service quelconque et que vous avez été confronté à un chabot2.

Complément sur l’impact de la robotisation3 sur l’emploi :

Il est extrêmement difficile de dresser des prévisions fiables concernant l’impact des transformations induites par le déploiement des applications de l’IA, en tous cas c’est ce qui apparaît quand on analyse les différents rapports parus à l’échelle mondiale4 sur le sujet depuis 2013, on parle parfois de pertes sèche de près de 50 % des emplois, d’autres rapports évoquent le maintien de l’emploi en terme quantitatif, mais avec l’émergence de compétences nouvelles (nouveaux métiers et disparition des anciens), on parle aussi d’une perte quantitative dont les évaluations varient dans une fourchette qui peut différer en fonction des rapports. Ceci dit, ce qu’il est important de prendre en compte c’est le bouleversement qu’entraînent ces technologies dans l’activité humaine. Se limiter à des chiffres serait d’ailleurs illusoire si on ne tient pas compte d’une analyse plus systémique dans la mesure où le numérique est aussi une possibilité démultipliée de délocaliser l’activité et donc par ce biais d’avoir des retombées positives ou négatives directes sur la vie des personnes. Pour étayer ce paragraphe, je vous invite à consulter un article d’Olivier Ezratty proposant une synthèse assez complète sur le sujet publiée sous le titre « Les fumeuses prévisions sur le futur de l’emploi et l’IA » proposé sur le site de Frenchweb.

Numérique et citoyenneté :

Voici un autre domaine dans lequel il ne serait pas souhaitable d’oublier l’impact du numérique, c’est celui de la citoyenneté, celui qui gère le lien entre citoyens, élus, institutions et nation dans un contexte de mondialisation qui abolit les frontières et qui peut, au plus haut niveau, aller jusqu’à modifier les rapports de force. Je n’ai pas la prétention de faire le tour d’un sujet aussi vaste, complexe et évolutif, cependant je vous propose quelques premières pistes pour commencer à appréhender le sujet.

Exemple 1 : démarches administratives.

C’est sans doute le domaine le plus facile à appréhender pour l‘instant, car chacun peut s’appuyer de plus en plus facilement sur des exemples très concrets et vécus de démarches que l’on doit (ou peut) faire en ligne, alors qu’il n’y a pas si longtemps, il fallait se déplacer et parfois prendre rendez-vous ou accepter des temps d’attentes plus ou moins longs dans la file. Aujourd’hui par exemple, le passage sur internet est obligatoire pour la demande d’une carte grise ou pour déclarer ses revenus. Les démarches peuvent aussi se faire en ligne pour récupérer un extrait d’acte civil, une carte d’identité ou un passeport… Là où les informations étaient saisies par des fonctionnaires, c’est désormais l’individu qui assure la saisie.

Exemple 2 : relation avec les élus ou institutionnels.

Internet bouleverse les possibilités de relations avec les élus ou institutionnels. Pour ne prendre qu’un exemple, ceux-ci ont bien compris l’intérêt des réseaux sociaux pour communiquer, en retour ils reçoivent également très facilement les messages plus ou moins attendus ou craints de leurs administrés avec tous les avantages que cela procure, mais aussi tous les désagréments qui peuvent aussi être subis.

Exemple 3 : une modification lourde des équilibres et rapports de force au plus haut niveau.

Cette situation est nouvelle et pose des problèmes inédits avec des enjeux énormes. On se retrouve aujourd’hui avec des pays qui ont des ressources bien inférieures à celles de prestataires qu’ils sollicitent, prestataires dont le contrôle est devenu difficile, voire impossible et par contre dotés d’un pouvoir et d’une influence colossale. C’est en particulier le cas des multinationales du GAFAM5 qui peuvent détenir des informations très sensibles liées au contrat qui les lient aux États. Leur dimension de multinationales entraînent des situations paradoxales comme celle de passer à côté de l’impôt d’un pays dans lequel elles ont pourtant une activité importante et dans lequel elles ont obtenu parfois des contrats de prestations, y compris dans des missions régaliennes comme la sécurité, l’éducation, la justice, l’économie… Cette situation nouvelle interroge sur la part d’indépendance encore possible des nations. Elle interroge aussi le risque pris par le pays en cas de rupture de contrat avec son prestataire, risque augmenté par le fait que toutes ces sociétés sont basées aux États-Unis.

Repenser un modèle pour les nations :

Pour compléter le paragraphe précédent j’ai envie de faire référence au rapport très récent rédigé par l’Institut Montaigne qui propose 4 scénarios possibles sous le titre « La fin de l’État-nation ? Partie 4, quel monde post-Westphalien à l’ère des plateformes » ? Avant d’entrer dans le rapport, sans doute est-il bon de rappeler ce que l’on entend par système westphalien, terme qui désigne les rapports d’autorité et d’indépendance des nations. Dans ce rapport, l’auteur (Gilles Babinet) analyse la relations entre les « méga-plateformes » gérées principalement par des multinationales (GAFAM) et évoque 4 scénarios possibles :

  1. le scénario de l’inaction dans lequel les méta-plateformes s’imposent pour assurer les services publics à la place de l’État,
  2. le scénario technico – souverainiste démocratique dans lequel les services publics sont assurés par les méta-plateformes en collaboration avec l’état,
  3. le scénario technico – souverainiste autoritaire dans lequel les services publics sont assurés par les méta-plate-formes contrôlées par l’état,
  4. le scénario libertarien dans lequel l’État encourage les méta-plateformes à assurer les services publics à sa place.

Sur le même sujet, on peut également lire ou relire avec intérêt la tribune de Tarik KRIM parue sur le site de Le Point sous le titre « Comment la France s’est vendue aux Gafam » et dont voici l’introduction : « Pour le pionnier du Web français Tariq Krim, l’histoire du déclin du numérique français est une tragédie en 3 actes. Il existe pourtant une sortie de crise.« 

Quand on mesure la portée des enjeux dans ce domaine, quand on prend conscience de l’impact de la stratégie qui sera privilégiée sur la relation entre les citoyens et l’État, on ne comprendrait pas qu’aucune réflexion sur ce sujet ne soit portée lors du grand débat national. Si tel était le cas on serait en raison de s’interroger sur les motivations de cette absence qui pourrait relever d’un oubli lié à une insuffisante perception de l’enjeu ou alors d’un choix délibéré, dans les deux cas, ce serait inquiétant.

Repenser l’activité humaine et la garantie de revenus :

Je vous propose de revenir un instant sur le sujet de l’activité humaine et du partage des revenus. Dans cette perspective d’évolution, les discussions qui auront lieu lors du grand débat national devraient prendre en compte les changements liés au numérique afin de pouvoir formuler des propositions adaptées à ce que sera le monde de demain. Deux alternatives principales semblent se dessiner si on part du principe qu’on élimine l’hypothèse peu probable que ces nouvelles technologies n’interféreront pas autant que ce qui est décrit sur la transformation sociétale.

Il est évident que la motivation à automatiser répond de la part de ceux qui vont l’initier d’une volonté d’augmenter leur productivité et donc leurs profits en économisant en particulier sur les charges salariales. Dans ce contexte, il est sans doute bon de préciser que les investissements dans les technologies ne sont pas, comme on veut parfois trop facilement le faire croire, des garanties de création d’emplois. De même, si cette transformation conduit à l’émergence de nouvelles formes de travail pour l’homme, il est peu probable que ces nouvelles formes de travail compenseront totalement les quantités de travail perdues, surtout si on intègre le fait que le société de consommation que l’on a connue a atteint ses limites. On peut donc formuler l’hypothèse probable d’une baisse de la quantité de travail réservé à l’homme. Si on n’y prend pas garde, cela se traduira par une concentration encore plus forte des richesses sur la minorité qui possède les ressources. Ce scénario conduit fatalement à une aggravation forte de la fracture entre les possédants et les oubliés. Cela doit nous conduire à envisager un deuxième scénario qui repose sur un partage de l’activité humaine et sur une répartition équitable des richesses produites permettant à chacun d’avoir un revenu satisfaisant. Ce deuxième scénario ne sera possible que si les États manifestent une réelle volonté d’y parvenir et qu’ils s’en donnent les moyens. Il est même probable que dans ce domaine, l’État ne soit pas le bon niveau et qu’en ce qui ne concerne le niveau pertinent soit celui de l’Europe.

Plusieurs idées peuvent être avancées pour progresser sur ce sujet qui impose une remise en question du système actuel trop basé encore sur une logique de recherche de croissance et de plein emploi. Cette réflexion ne peut également pas être déconnectée de la prise en compte de contraintes environnementales en particulier en terme de consommation de ressources. Cette hypothèse met aussi à mal plusieurs idées ou propositions de solutions dont voici quelques exemples :

  1. augmentation du temps de travail : ce serait contre-productif dans un contexte où la quantité de travail serait à la baisse, la solution n’est pas d’augmenter le temps de travail, mais plutôt de le diminuer afin de le partager, sauf si on se situe dans le premier scénario évoqué qui suppose qu’une partie de la population soit exclue des revenus. Dans un contexte de solidarité visant à créer les conditions de cohésion nationale, le recours aux heures supplémentaires, tout comme l’allongement de le durée de travail ne sont pas des solutions tenables.
  2. La suppression ou la diminution de services publics : c’est aussi une mauvaise idée, car si ces emplois sont supprimés, il n’en reste pas moins une quantité de travail à réaliser, donc de l’activité humaine à partager. Par ailleurs, la suppression de postes de fonctionnaires se traduit souvent par des coûts indirects différés qui, s’ils étaient évalués et intégrés relativiseraient probablement l’intérêt financier des suppressions de postes. Par ailleurs, cette activité rémunérée se traduit aussi par des retombées économiques du fait des revenus perçus par les personnes qui en bénéficient.
  3. Baisser les impôts pour augmenter le pouvoir d’achat : c’est aussi de mon point de vue une mauvaise idée, d’abord, elle viendrait en contradiction avec le point précédent. La question qui va se poser n’est pas tant celle de baisser les impôts actuels dans le contexte existant, mais d’avantage de repenser la répartition des richesse dans un contexte nouveau. Cela peut prendre de nouvelles formes à inventer pour que la richesse ne soit pas concentrée sur une minorité possédante. Dans ce contexte, la revendication de mettre fin à l’exil fiscal et autre forme d’optimisation fiscale prend tout son sens, la taxation liée à l’automatisation est une autre piste à étudier, la prise en compte des revenus non actuellement concernés en est une autre…

De quoi sera fait demain ?

C’est difficile à dire et je ne vais pas trop m’y aventurer, la piste d’une vie alternant un travail rémunéré avec des temps de formation et des activités soumises à un revenu minimal est peut-être une porte de sortie. L’activité humaine ne manque pas, beaucoup de choses sont à faire et pourraient l’être dans une société moins attachée au système marchand et davantage centrée sur l’humain. Une chose est sûre, la cohésion de la nation repose sur un équilibre permettant à chacun de trouver sa place dans un projet fédérateur de société à travers lequel il se sent reconnu.

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1IA : Intelligence Artificielle

2Chabot : programme capable de converser avec une personne.

3Le terme est pris ici au sens large, c’est à dire en englobant les applications de l’intelligence artificielle comme les chabots.

4Concernant cette échelle, il est difficile de l’extrapoler de façon brute pour en faire une estimation nationale, tant les contextes des pays sont différents d’une part et tant le numérique est un domaine qui peut très facilement passer au dessus des frontière (des emplois détruits en Europe, peuvent très bien être compensés par des emplois nouveaux en Asie ou ailleurs).

5GAFAM : Google Amazon Facebook Apple Microsoft.

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